Aller voir « Exhibit B » m'a rappelé la première fois où j'avais essayé de voir « La Dernière Tentation du Christ » de Martin Scorsese, en 1988, à Saint-Michel : la projection avait été annulée à cause d'une bombe lacrymogène lâchée dans la salle. Sur le coup, j'étais juste en colère contre ces obscurantistes et ces censeurs qui, sous prétexte que le film de Scorsese (que bien sûr, eux non plus n'avaient pas vu) heurtait leurs croyances, voulaient m'interdire à moi, athée, de pouvoir le voir. Mais quelques jours plus tard, après avoir enfin pu assister à une projection, j'étais surtout atterré par la bêtise de ces gens : le film était imprégné du même mysticisme que le leur…
Cette fois, ce n'était pas l’Etat, ou les intégristes habituels, qui voulaient m’interdire de voir un spectacle… mais 20 000 signataires hétéroclites d'une pétition, qui, sans même avoir vu un travail qu'ils qualifient malgré tout de « raciste » - histoire d'empêcher immédiatement tout débat, voulaient le censurer au nom d'une mémoire qu'ils seraient seuls à posséder. Et pour couronner le tout, j’avais plusieurs amis ou connaissances qui - cette fois - étaient parmi ceux qui auraient voulu m'interdire de voir ce spectacle, et de pouvoir juger par moi-même de ce qu'il allait susciter en moi comme interrogations, comme réflexion, comme émotions…
Ce qui est sidérant dans cette histoire, indépendamment de ce qu'elle raconte de l'état de notre société (j'y reviendrai plus loin), c'est à quel point la rage imbécile des censeurs explose contre un spectacle qui non seulement ne souffre d'aucune ambiguïté quant à son positionnement face au racisme, mais qui plus est, fait un travail de mémoire remarquable, en seulement neuf tableaux.
Les trois derniers, essentiels à mes yeux, parlent des migrants, des "sans-papiers", très majoritairement africains, de ceux qui meurent par milliers en Méditerranée (plus de 3400 encore cette année), et dont les survivants suivent les circuits de traite des êtres humains, pour finir au fond d'ateliers clandestins, ou ils seront réduits à des conditions de travail suffisamment proche de l'esclavage pour qu'on lui donne le nom « d'esclavage moderne ». Comme la situation que vivent aujourd'hui les 18 grévistes du 57, Boulevard de Strasbourg, dont quinze sont encore « sans-papiers ». Le fait que Brett Bailey en parle de manière aussi frontale est en partie ce qui fait la grandeur de son œuvre, et son essentielle actualité.
« Exhibit B » est une mise en scène de moments importants et chargés d'horreurs, dans la longue histoire, malheureusement toujours en cours, de l'exploitation des Noirs par les Blancs. L'ignominie qu'est toujours aujourd'hui, au début du XXIème siècle, l'exploitation de l'homme par l'homme, n'a en réalité pas de couleur, même si sa dominante est blanche ; sa seule religion est l'argent. Par contre les exploités, eux, sont toujours les mêmes : les Noirs, les Arabes, les Asiatiques, les Indiens, les pauvres d'Amérique centrale, du Sud, d' Europe… Les pauvres de partout.
Une des erreurs que j'ai lu à propos d’ « Exhibit B » est sur le regard : le regard des artistes noirs (tous excellents, dans des rôles difficiles, aussi bien techniquement qu'émotionnellement), et le regard des spectateurs - forcément blancs, qui ressentiraient tous la même émotion en sortant, forcément emprunte de culpabilité et de larmes creuses, et n'auraient tous à la bouche que les mots « Plus jamais ça ». Je préfère passer sur le racisme sous-jacent à ce genre de généralisation… pour ma part, je n'avais pas besoin de voir « Exhibit B » pour réveiller une conscience endormie ou aveugle… Je milite depuis suffisamment longtemps pour savoir que le « plus jamais ça », c'est comme « la démocratie », un combat qui se mène tous les jours sur le terrain, ce qui ne veut pas dire loin des idées.
Je n'ai pas non plus ressenti cette culpabilité, à laquelle mon statut de « petit Blanc » semblait pourtant m'obliger… Et pourquoi aurais-je dû la ressentir ? Parce que je suis blanc, donc, et par ce simple fait, porteur de je ne sais quelle responsabilité historique ? Je serais responsable aussi, comme Blanc, du racisme structurel (pas que) de la société française ? Où du racisme meurtrier de la police (ou de la société) américaine ? Bouleversé, révolté, en colère, oui, mais coupable de quoi ? Je n'ai pas senti de culpabilité particulière liée à la couleur de ma peau, en voyant « Exhibit B », ce qui ne veut pas dire que je n'ai rien ressenti du tout, loin de là...
Après un moment de recueillement bienvenu, dans une petite pièce, où l'on attendait à une vingtaine que notre numéro soit tiré, je me suis avancé vers une porte et me suis retrouvé dans une grande salle, remarquablement éclairée. Avant même d'arriver devant la première installation, j'ai croisé le regard de l'acteur qui me regardait approcher, et je n'ai pas pu m'en détacher pendant un long moment. Ce n'était pas un regard remplit de gêne, mais un échange profond entre deux hommes qui se parlaient sans utiliser de mots, chacun plongé au fond de l'âme de l'autre. Deux êtres qui se reconnaissaient dans leur humanité commune. J'ai baissé les yeux sur le collier de cuir qui enserrait son cou, sur son pagne, ses pieds nus, puis les aient tournés vers la jeune femme qui elle aussi, bien sûr, me regardait. Son regard était plus doux que celui de l'homme, d'une tristesse infinie. Je ne voulais pas regarder ses seins dénudés, tout en sachant qu'il me faudrait affronter chaque détail de chaque tableau, pour avoir un ressenti total. Mais c'était trop tôt pour moi, alors, je me suis retourné vers l'homme, qui ne m'avait pas quitté des yeux, et j'ai fait quelques pas en arrière, tout en le regardant, pour prendre un peu de recul. C'est là que j'ai vraiment pris conscience de la présence des nombreux trophées d'animaux, un peu partout autour de la femme et de l'homme. Au bout d'un moment, je me suis approché de la table pour voir ce qui était posé dessus : un grand chimpanzé empaillé, une carte, des tableaux de couleurs, des fiches de renseignements anthropométriques, des crânes… La question posée à l'époque est claire : le Noir est-il un animal ou un homme ? Long échange à nouveau avec l'homme. Il semble déchiffrer les sentiments qui se bousculent dans mes yeux. Puis je me retourne vers la femme, enfin capable de répondre à la douceur et à la tristesse de son regard. Je regarde son corps, nu, mais dé-sexualisé, un corps contraint, douloureux. Puis je retrouve son regard. Son expression n'a pas changé, mais j'y lis maintenant toute la souffrance des femmes, d'hier et d'aujourd'hui. C'est le seul moment de vraie culpabilité que j'ai ressenti, viscéralement, pas en tant que Blanc, mais en tant qu'homme, pas devant une Noire, mais devant une femme… frappé malgré moi par une évidence dont j'avais pourtant déjà conscience : le dernier des damnés de la terre, aujourd'hui comme hier, sera toujours une femme. C'est ce que m'ont intimement raconté les deux acteurs de cette première installation, mais d'autres auront sûrement eu des conversations différentes…
Jamais, dans aucun des tableaux, les acteurs ne se mettent dans la position passive d'une victime, qui chercherait une compassion particulière dans le regard de l'autre, ou qui, au contraire, l'accuserait d'un regard assassin. Ils n'ont besoin ni de notre pitié, ni de notre pseudo-culpabilité. Ils sont les dignes et fiers passeurs d'une histoire qui est la leur. Une histoire qui est au-delà des mots, et que seule l'union de deux regards peut donner la force d'en appréhender toute l'horreur.
C'est pour cette raison, que montrer « l'Autre » : le tortionnaire, l'esclavagiste, vouloir le représenter par un visage et par un corps, aurait été aussi vain que contre-productif. Vain, parce que le Mal plane en permanence autour de nous, dans l'ombre et les recoins d’ « Exhibit B », et que lui donner un visage aurait atténué l'image mentale et monstrueuse que chaque imaginaire s'en était fait, et qui pour ma part évoluait sans cesse, d'installation en installation. Et contre-productif parce qu'aucun échange n'aurait été possible avec lui, "le monstre" représentant tous les monstres, rien d'autre qu'une colère et une haine stériles et, pour le coup, déculpabilisantes (le "monstre", ça ne peut pas être moi, puisque c'est lui, et regardez comme je le hais…). Sa seule présence de "bourreau" aurait également - et justement - renvoyé les acteurs à leurs rôles de "victimes", et cela aurait invalidé la pièce.
On termine le parcours avec les mots et les photos des acteurs d'Exhibit B, dans une salle de "décompression", où ils parlent de leurs propres histoires, des raisons de leur engagement dans ce travail, sur ce qu'ils ont appris, aussi…. Certains sont des acteurs ou chanteurs professionnels, d'autres des amateurs. Ils viennent de Saint-Denis où d'ailleurs. Les spectateurs qui le souhaitent peuvent à leur tour leur écrire, ou juste écrire leur ressenti, comme je le fais, aujourd'hui.
À la sortie de l'installation, tout le monde traîne et discute. Personne ne semble avoir envie de partir. La parole circule, s'enrichit de l'expérience de l'autre. Ces échanges fabriquent de la pensée, de l'intelligence… En partant, j'entends une jeune fille parler de sa peur des censeurs et de la montée des communautarismes, de "l'importance de la transmission, pour pouvoir construire une mémoire commune". En m'éloignant sous la pluie, des images me reviennent...
Dans deux installations, Brett Bailey fait le lien entre les expérimentations et les atrocités que les nazis ont fait subir aux Noirs, afin de développer les techniques qui leur serviront, un peu plus tard, à exterminer les juifs. Il n'y a pas de "concurrence" entre les mémoires dans le travail de Bailey. Mais une réflexion éminemment précieuse et politique, qui nous oblige à regarder le passé pour mieux nous interroger sur la violence et les blessures du présent.
Ceux qui auraient voulu interdire le spectacle de Bailey s'en défendent, mais la plaie du communautarisme suinte de la plupart des interventions que j'ai pu lire, ou plus encore entendre, lors des différentes interviews ou conférences de presse des "anti-exhibit B". Au nom de ce communautarisme - pas encore totalement assumé, ils ont empêché certaines représentations de se produire, sans parvenir à leur but ultime, qui était l'interdiction pure et simple de l'œuvre. Ils se sont ainsi rangés, comme les 20 000 signataires de leur pétition, du côté des obscurantistes et des censeurs, traçant malgré eux le même sillon que l'extrême-droite et les intégristes de tout poils.
Et en quoi leur voix serait elle plus audible et porteuse de vérité que celles des acteurs Noirs qui font chaque jour ce travail mémoriel ? Ou des spectateurs Noirs qui viennent les voir ?
Comme le dit très justement un des comédiens du spectacle de Bailey : "c'est à se demander qui tient la mesure de la noirceur".
Parmi les autres signataires, ceux qui ne sont pas noirs, on voit bien ceux qui l'ont fait comme par mauvaise conscience, souvent en disant qu'ils étaient contre l'interdiction, mais qu'ils comprenaient les manifestants… Et puis il y a ceux qui me font penser aux "convertis", qui se veulent plus radicaux que le plus radical, ou plus Noir que le plus Noir des Noirs. Ceux qui n'ont même pas l'excuse de la couleur de leur peau pour expliquer leur rage, et qui, par culpabilité ou intérêt, attisent les flammes destructrices et sans lendemains d'un communautarisme qui n'est même pas le leur. Comment se sentent-ils eux, de vouloir interdire à des acteurs Noirs le droit de pouvoir non seulement faire leur travail de comédiens, mais aussi de transmettre et de travailler sur leur propre mémoire ? C'est le spectacle de Bailey qu'ils accusent de racisme ? Vraiment ? Prenez un miroir, camarades…
Le dernier texte paru dans Libération, dont le titre était : "Oui, à la libre expression des artistes, et à celle des manifestants" a été pour moi "le pompon". Comme si on pouvait être en désaccord avec ce genre de sentence. Oui... Moi aussi, je suis pour la libre expression des manifestants, du moment qu'elle ne met pas en danger la libre expression des artistes… Or le mot d'ordre des manifestants était de tout faire pour interdire le spectacle. D'ailleurs Bams (qui compare "Exhibit B" - qu'elle n'a pas vu - à Mein Kampf - qu'elle n'a pas lu-), signataire de ce texte s'est réjouie partout le même jour d'avoir obtenue une victoire avec l'annulation des deux dernières dates de l'exposition. Et quelle victoire ! Une victoire sur le dos de la mémoire de ceux au nom de qui elle prétend parler. Une victoire, surtout, de l'obscurantisme le plus rance et du communautarisme le plus béat.
C'est le plus triste de toute cette histoire, et toute son absurdité. Ce combat mené, au nom de la mémoire, contre une œuvre qui fait aussi puissamment œuvre de mémoire. Ce qui frappe, dans "Exhibit B", c'est que les faits que Brett Bailey décrit et qu'il met en images manquent cruellement à la mémoire collective. C'est pour ça que ces images sont fondamentales. Et c'est pour ça que c'est un crime d'avoir voulu les interdire.
"Un crime de lèse-âme", comme l'écrit si bien Flaubert.
J'espère que d'autres lieux de culture et de partage auront le courage, malgré les polémiques, ou grâce à elles, de reprendre "Exhibit B", et de le montrer aussi largement que possible, tout particulièrement aux plus jeunes, à ceux qui ne connaissent pas encore la longue et belle et terrible histoire de l'humanité, et qui ont soif de connaissance d'eux-mêmes et de trouver une place dans cette Histoire. L'œuvre de Bailey est un outil essentiel, parmi d'autres, pour que la parole, les interrogations et les souffrances qui sont les leurs aujourd'hui puissent être libérées et partagées avec celles et ceux qui, quelle que soit la couleur de leur peau ou leur religion, construiront avec eux, le monde de demain.
Christophe Ruggia
Cinéaste
Co-président de la Société des réalisateurs de films