Les petites flammes

Dépêche
24/03/2014

Suite à la réunion ouverte du 5 mars, nous avons reçu ce texte de Stéphanie Kalfon, intitulé Les petites flammes.
Avec son accord, nous avons pensé qu'il était important de le partager avec vous.

Défendez, partout, sʼil vous plait, les petites flammes.

La question que je me pose depuis des mois, cʼest comment rendre compte
de nos réels et de nos imaginaires, si on nʼa plus la possibilité de fabriquer un
film à notre manière ?

Et comment éviter de se retrouver contraints à faire des compromis dès la
page de garde ?

On le sent, on le sait : quelque chose est menacé. Ce quelque chose, cʼest la
petite flamme. Ce petit « truc » fait dʼenthousiasme et dʼâme. Notre âme
sʼalarme. Nous le savons parce que précisément cʼest notre métier de
cinéaste : voir avant le noir, dans le noir, au delà de ce qui est visible. Cʼest
électrique, cʼest intuitif mais on lʼentend au loin : la fin des petites flammes est
en marche. Alors nous tous, on est en alerte. Quelque chose sʼest réveillé, un
pressentiment : si on ne tente pas tout ce qui est possible pour préserver tous
les films et les films de tous, cʼest la fin des possibles. Le risque, cʼest que
progressivement et crescendo, il nʼy ait plus que « la presque même chose »
à voir, uniforme, répétitive, déclinée. Et les innombrables variations de cette
uniformité aura son public (et donc son aval par voie de conséquence), car le
public simplement, comme nous, aime le cinéma.

Contre les discours de ceux qui jugent et catégorisent certains films selon leur
goût personnel, leur intérêt ou lʼattente fantasmatique de ce que « vient voir »
le spectateur, il faut défendre le droit des possibles. Cʼest à dire tous les
droits : celui dʼêtre uniforme et celui dʼêtre singulier, celui dʼêtre différent et
identique, celui de devenir qui on veut et dʼen donner les images que lʼon
veut, dans la forme que lʼon veut. Refusons lʼexclusion de toutes parts.
Jʼaimerais quʼon défende ceux qui se sentent en danger et ceux qui se
sentent en sécurité, la lumière et lʼombre, les 360 degrés des possibles.
Refusons les catégories qui enferment et les chiffres qui brûlent. Si on
formate la forme en interdisant certaines manières de fabriquer les films, cʼest
le regard quʼon affaiblit. Cʼest le regard quʼon (auto)censure. Et tous, au bout
du compte, nous en serons rétrécis. Or je demande, que sont les cinéastes,
avant tout (et après tout), si ce nʼest dʼabord : un regard, une capacité de
rêver ?
Et comment maintenir vivace en nous cette capacité de rêver si dès lʼécriture,
on nous contraint jusquʼà lʼétouffement ?
Et comment permettre au regard de voir au-delà de ce qui a déjà été vu, filmé,
montré, si lʼon ne peut plus inventer les modes de fabrication qui le laissent
advenir ?

Derrière la question des salaires et de la justice sociale qui nous concerne
tous, il y a la question de lʼavenir. Je me demande, que deviendront les
techniciens quand viendra leur tour dʼêtre fracassés sur lʼautel de lʼuniformité :
quʼelle soit celle de la bêtise, de la ressemblance, de lʼinfantilisation ou de la démagogie,
et même quand elle serait la reproduction vertigineuse dʼune même recette gagnante.
Pour eux aussi, amis, les places se rétréciront autant que le nombre de films.
Sʼil nʼy a plus assez de diversité pour leur permettre de travailler,
la justice sociale accouchera de son contraire : une plus grande
injustice, un rétrécissement. Les techniciens aussi seront condamnés à la
colère. Car le risque est grand que ce soit en « édition limitée » que se
forment demain les équipes, bloquant, ici et là, pas seulement lʼémergence
des jeunes mais simplement, cʼest mathématique, ceux qui nʼauront pas été
réembauchés. Certes, certains auront gagné une sécurité dʼapparence mais
perdu la découverte, la curiosité, lʼaventure. Ils auront, à leur tour, perdu le
choix. Maigre récompense.

Comment faire comprendre aux techniciens qui sont nos partenaires, nos
yeux, nos oreilles, nos couleurs, nos confidents, nos amis, notre confiance et
notre gage de réussite… que bientôt, les tournages risquent dʼafficher
« complet » ?
Et que devrons-nous ensuite céder encore comme compromis ? Sʼils nous
laissent seuls à nous-mêmes, nous serons seuls.

Sans compter le désastre que deviendra notre paysage. Cʼest un des plus
grands risques, cʼest même le premier qui sonne lʼalerte en moi. Ai-je envie
que les mêmes personnes travaillant à peu près de la même manière, sur des
films fabriqués à peu près de la même façon, avec des histoires écrites
variablement sur la même formule, résument lʼaffiche du cinéma français à
venir ? La réponse est NON. Oui, je force le trait, je caricature, mais personne
ne peut nous assurer du contraire.

Ce risque cʼest ce que nous cinéastes, nous pouvons pré-voir, et tant pis si
notre inquiétude est ironisée ou noyée dans des règlements de compte. Je ne
crois pas que nous soyons ni alarmistes, ni mus par une peur fantasmée. Je
crois que si on ne défend pas notre bigarrure, nous prenons le risque de
devoir ressembler aux images produites dans le conformisme ; nous devrons
choisir entre lʼacceptation offusquée ou lʼobéissance plate. Plate, comme ces
images uniformes du monde. Des images auxquelles ont pourrait sʼhabituer
vite et qui nous prendront de vitesse.

En vous entendant à la Cinémathèque, jʼavais compris quʼil est possible
dʼallier justice sociale et créativité. Car oui, ne soyons pas schizophrènes :
nous, gens du cinéma, tous compris, ne sommes pas opposés malgré les
insultes. Nous voulons tous être payés normalement, pour pouvoir vivre et
fabriquer des films selon la logique de chaque histoire. Et nous voulons
continuer de faire ce métier. Nous avons, la flamme, la petite flamme.

Les petites flammes, cʼest ce qui nous unit, ce qui fait notre identité singulière
et universelle. Ce nʼest pas seulement une manière de nommer les jeunes
cinéastes et les jeunes films qui ne pourront plus voir le jour dans un cadre si
étrangleur. Ce ne sont pas seulement tous ceux qui vont se retrouver hors la
loi. Cʼest ce qui profondément nous rassemble et nous met en rage.

Je pense que la loi doit être un cadre pour tous les tableaux et pas un
supermarché pour cadres photos. La loi doit permettre de vivre et non
dʼenfermer selon des valeurs ou des jugements subjectifs. Le premier
scandale, il est là : nous condamner à devenir des délinquants esthétiques,
des voyous de lʼimaginaire. Ça mʼest insupportable de penser que la loi va
contribuer à normer, à borner ce qui est insaisissable et qui fait notre force :
notre vitalité, notre capacité à rêver. Pour moi, la loi nʼest pas faite pour ça ! Et
si, par des effets collatéraux cela se produit, cʼest quʼil y a dérive. Et il faut la
dénoncer. On veut nous faire croire que nous sommes opposés, quʼil y a des
géants et des fragiles, et donc, quʼil nʼy a pas le choix. Or cʼest peut-être une
illusion dʼoptique : jʼai envie de croire que nous ne sommes pas opposés et
que nous avons le choix. Justement parce que nous sommes, parce que nous
avons : les petites flammes.

Les petites flammes, cʼest aussi bien sûr ceux qui commencent : les jeunes
cinéastes. Dont je fais partie. Ceux qui ont déjà fait un film, deux, trois films,
ceux qui essayent encore de faire leur premier, et tous ceux qui y aspireront
demain et qui ne sont pas nés encore. Nous, sentons une force de vent qui
souffle plus brutalement quʼavant, et déjà, ici et là, certaines veilleuses
sʼéteignent. Il ne sʼagit pas de la loi du genre ou la loi du marché (pas de
chance, pas assez de place, trop de films, il faut des sacrifiés, il y a ceux qui
en sont et les autres, cʼest injuste mais cʼest la crise). Non. Il sʼagit dʼautre
chose que la banale difficulté à émerger dans tout milieu professionnel. Il
sʼagit dʼune tristesse qui se répand. Un découragement, une
incompréhension, un élan arrêté en vol, le sentiment que non, décidément,
tout nʼest pas possible… ou finalement pas grand chose… Cʼest à eux aussi,
à nous, que vous avez fait une promesse. Vous nous avez promis de vous
battre pour ne pas tuer les commencements. Pour quʼil reste une route
possible, même petite et escarpée, même terriblement difficile et solitaire,
nous on sʼen fiche. Notre petite flamme doit rester allumée, mais il faut aussi
quʼil reste un chemin. Tenez, sʼil vous plait, votre promesse à lʼaube.

Et au delà. Parce que les petites flammes, pour moi, cʼest notre réponse à la
question : pourquoi diable faites vous, ce métier et pas un autre ?

Voici ma réponse : pour la joie.

La joie, cʼest les quatre secondes dans le noir sur son siège après la pub
quand le film commence et que tout est possible. La joie cʼest le tremblement
quand apparaît la première image sur le combo. La joie cʼest de fabriquer
ensemble, alors que tout a commencé dans nos chambres intérieures,
pleines de doutes et dʼenvie dʼaventure. La joie, cʼest ce petit souffle invisible
qui est toujours là, fidèle ami, qui nous maintient en vie et nous maintient
debout quand on se décourage. Cʼest ce « truc » par où tout commence : la
joie dʼune idée ! La joie dʼune image ! La joie du collectif. Cʼest chaque fois
quʼon commence et chaque fois quʼon recommence. Alors, amis cinéastes
élus, permettez à tous les films dʼêtre rêvés. Et à tous ceux qui se concrétisent
de sʼapprocher au plus près ce quʼils veulent être. Et à chacun dʼentre nous
- quʼon en soit au début, au milieu ou à la fin - de garder la liberté dʼinventer
et de sʼinventer.

Défendez ce qui nʼest pas encore visible, tant pis pour le paradoxe, tant pis
pour les aveugles, ils nous rejoindront plus tard. Défendez ce qui nʼest pas
encore là, ce qui nʼest pas encore tangible, quantifiable, catégorisable.
Défendez notre invisible qui risque de disparaître. Défendez les
commencements que vous avez été, que nous sommes, qui seront. Défendez
lʼhorizon caché par de lʼécume bruyante. Lʼinvisible est en marche, ce qui ne
verra pas le jour risque déjà dʼêtre éteint. Ça ne se voit pas à lʼoeil nu, mais au
pressentiment.

Notre secours, cʼest votre force, qui est aussi notre recours.

Cʼest ce que vous nous avez communiqué dès la première réunion à la
Cinémathèque, ce que nous sommes venus dire en vous élisant, ce quʼil faut
continuer à veiller. Les petites flammes.

Stéphanie Kalfon

Convention collective cinéma
SRF